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L’histoire et le « récit national » ou la Nation en contrebande
samedi 16 mai 2015, par
Depuis plusieurs semaines, le projet de nouveaux programmes d’histoire au collège soulève une intense controverse dont la dimension politicienne charrie son lot de raccourcis et d’instrumentalisation. Les prises de position de figures médiatiques ont contraint le Président de la République à être « très attentif au programme d’Histoire parce que, d’une certaine façon, c’est [sa] responsabilité ». Sans doute est-ce un sens très aigu de cette responsabilité qui lui permet d’affirmer que « pour être comprise, l’Histoire doit être enseignée par la chronologie ». Comment un tel choix pédagogique – que je partage pour ma part – peut-il être du ressort du président de la République ? Le titre II de notre Constitution ne dit rien des prérogatives pédagogiques du chef de l’État. Sans doute faut-il aller chercher l’explication ailleurs.
Dans la préface de 1869 à son Histoire de France, Michelet a ces mots célèbres : « La France a fait la France, et l’élément fatal de race m’y semble secondaire. Elle est fille de sa liberté. » Manière de dire, à bien y réfléchir, que la France est le fruit de son histoire tout en affirmant sa quasi-éternité. À cette conception toujours vivante fait écho le discours du chef de l’État lorsqu’il déclare : « C’est par l’Histoire que se forge une nation et son ouverture au monde ». Du fait de ce rôle de l’Histoire (avec un grand H) dans la définition de notre identité nationale, il est normal qu’ « en apprenant l’Histoire […] les enfants de France mesurent ce qu’est le message de notre pays, quel est son destin et quelles sont nos valeurs. » Aussi l’enseignement de l’histoire est-il, en France, une discipline nationale qui tire de ce statut des avantages symboliques et même matériels. L’histoire est, en effet, l’une des rares sciences humaines à être enseignée tout au long du cursus de la scolarité obligatoire. Ces profits ont toutefois leur contrepartie : ce qu’elle gagne en influence institutionnelle, l’histoire le perd en autonomie intellectuelle. Au nom de cette dimension politique de l’histoire, le pouvoir se sent autorisé à intervenir dans des débats pédagogiques voire scientifiques et à demander aux historiens de lui livrer un « récit national ». Qu’il soit aidé en cela par ceux qui réclamaient hier la « liberté pour l’histoire » ne fait qu’illustrer le paradoxe dans lequel notre discipline est toujours installée.
Cette notion de « récit national » est extrêmement problématique. Pierre Nora lui-même reconnaît que « le récit historique, presque mythologique, destiné à former des citoyens et des soldats ne tient plus ». Malgré tout, le Président de la République considère qu’il nous faut avoir ce « récit national ». Une telle déclaration a semblé pour beaucoup une reculade et une source de perplexité. Une reculade, parce qu’au moment même où il rappelait que le Conseil supérieur des programmes était une instance indépendante, François Hollande semblait, sur ce point, remettre en question sa démarche. Une source de perplexité, parce que, pour les historiens, la notion de récit, déjà, ne va pas de soi. Même si Paul Veyne a pu dire que « l’histoire est un roman vrai » et quel que soit l’apport de Paul Ricœur ou de Hayden White, par exemple, le rapport de l’histoire au récit, fût-il non-fictionnel, est loin d’être clair pour un grand nombre d’historiens.
Une autre difficulté tient aux fins du récit et à son unicité. Promouvoir UN récit national, c’est privilégier UNE manière de voir la fin de l’histoire. C’est aussi prendre le risque d’une instrumentalisation identitaire de l’histoire. On peut vouloir développer le sentiment national ; il me semble inefficace et illégitime de le faire par l’enseignement de l’histoire. Inefficace, parce que s’il est un des rares points avec lequel je m’accorde avec Pierre Nora c’est que pour savoir d’où l’on vient, il faut savoir où l’on va. Le rapport entre passé et présent n’est pas à sens unique. Aussi, à supposer qu’instrumentaliser l’enseignement de l’histoire soit légitime, cela nécessite de pouvoir s’accorder sur le fil rouge et sur la fin du récit qu’on lui réclame. Cela requiert, en définitive, de pouvoir dire ce que nous sommes. Tant que nous serons dans l’incapacité de le faire, l’idée de construire un « récit national » sera purement chimérique. Du reste, qui dira ce que nous sommes ? Selon quelles modalités ? L’identité se décrète-t-elle ? Faut-il produire une histoire officielle au risque de toutes les dérives ?
L’instrumentalisation de l’histoire, par et dans l’enseignement, surtout, n’est pas légitime. Ne soyons ni exclusifs, ni naïfs. L’histoire n’est pas le monopole des historiens de métier. Dans une société démocratique, tout le monde a le droit de dire n’importe quoi dans les limites imposées par la loi. On ne saurait réclamer pour l’histoire un privilège quelconque. Il faut donc accepter d’entendre certains prononcer des contre-vérités historiques en espérant que l’arène médiatique fera une petite place à des historiens ou à d’autres pour qu’ils puissent, de temps à autre, porter la contradiction à tous les contrefacteurs de l’histoire. Quant aux « assassins de la mémoire », qui sont aussi ceux de l’histoire, aux tribunaux de s’en charger. En revanche, en tant que citoyens, en tant que parents, en tant que pédagogues, il faut refuser que cette instrumentalisation de l’histoire ne dépasse le seuil de la porte des classes car elle procède d’une confusion de l’ordre des raisons et de l’ordre des sentiments, confusion qui porte atteinte aux consciences qu’il s’agit de former, confusion que le chef de l’État opère, avec toute la subtilité qu’on lui connaît.
Pour le Président de la République, c’est « le rôle de l’École de rappeler les grands moments de notre passé, les grands personnages qui l’ont illustré, les œuvres et les idées, les mouvements qui ont pu inspirer la Nation française, les heures glorieuses qui font notre fierté, les périodes douloureuses qui font nos débats. » Une phrase bien intéressante, en vérité, qui révèle toutes les ambiguïtés du pouvoir politique envers l’enseignement de l’histoire. Cette dernière doit inspirer la « grandeur » et la « gloire » qui font notre « fierté ». L’école est conçue comme la fabrique du sentiment national. En revanche, pour ce qui est des périodes dites « douloureuses », elle ne saurait inspirer la honte mais seulement susciter des « débats ». Merveilleux récit national qui parvient à abandonner le terrain de l’émotion là où la France n’est plus la France ! Lourde tâche que celle des enseignants à qui il sera demandé d’être des narrateurs en équilibre sur une ligne sinueuse qui sépare raisons et sentiments !
Distinguer, comme Pierre Nora nous invitait à le faire jadis, histoire et mémoire est le meilleur moyen de se détourner d’une histoire sentimentale. Le sentiment national repose sans nul doute sur un rapport affectif au passé que l’école, en tant que lieu de socialisation, peut contribuer à entretenir. J’essaierai d’y revenir. Mais l’histoire, comme discipline d’enseignement et de recherche, doit se présenter comme le lieu de construction et de diffusion d’un savoir rationnel. Le but n’est pas de susciter la fierté ou la honte mais de faire comprendre ce qui est advenu et d’avoir un regard critique – ce qui ne veut pas dire négatif – sur ce qui se présente comme une évidence. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je pense que la contribution de l’histoire à la République et à la France est bien plus solide lorsqu’elle apprend à dissiper les préjugés et les rumeurs que lorsqu’elle essaie de faire naître un sentiment. Elle est bien plus convaincante lorsqu’elle enseigne que la diversité des points de vue ne se réduit pas au doute sceptique et non lorsqu’elle tente de susciter une émotion. L’histoire rationnelle est bien plus forte lorsqu’elle se dispense de leçons lénifiantes mais nous montre que rien n’est éternel, pas même la France, si des femmes et des hommes ne décident pas de se battre pour la pérennité de leurs œuvres. Un récit a une fin. Notre histoire n’en a pas, elle qui nous renvoie sans cesse à notre responsabilité de construire un avenir jamais tout à fait déterminé.
Est-ce à dire que l’enseignement de l’histoire doit abandonner le terrain de la Nation ? Personne ne le pense, me semble-t-il, et le projet actuel accorde à l’histoire de la France une place prioritaire. Il est, en effet, normal de délivrer des connaissances fondamentales sur l’histoire de notre pays tout comme il est normal d’en enseigner l’organisation politique ou la géographie. Il est normal, aussi, de ne pas s’en tenir à une vision autarcique de la France qui se construit dans un rapport continu à l’Europe et au monde. À cet égard, il serait malvenu, dans le contexte global qui est le nôtre, de priver les élèves de connaissances nécessaires à la compréhension du monde contemporain. Il me semble que le Conseil supérieur des programmes, sur ce point, n’a pas introduit de réelle rupture ; les cris d’orfraie de certains en sont d’autant plus désagréables. L’innovation est ailleurs ; elle réside dans la confiance faite aux enseignants pour choisir les thèmes qu’ils pourront approfondir plutôt que de les contraindre, et les élèves avec eux, à une course au programme dont le « bouclage » n’a jamais garanti, hélas, l’assimilation. Ainsi personne ne conteste qu’il faille enseigner la France et son histoire. Mais l’enseignement se place sur le terrain des connaissances et du savoir, de la critique et de l’argumentation. À l’heure où l’on peut vérifier voire contredire ce que dit l’enseignant au moment même où il parle, il est bien naïf de croire que l’on puisse délivrer aux élèves un savoir parfaitement normé qui fasse l’économie des débats qu’il suscite. Enseigner l’histoire de la France, c’est apprendre à la regarder en face, à en discuter lucidement ses détails, non pas nécessairement pour la juger, mais pour la comprendre.
Le sentiment national ne s’enseigne pas ; il se transmet. Il est donc essentiel de distinguer ces deux ordres pour mériter la confiance des élèves et pour être digne de cet esprit de liberté que l’on prétend défendre. Il y a certes un lien entre ces deux ordres si tant est que l’amour véritable repose sur une connaissance sans concession. Il serait bizarre, en effet, d’attendre un attachement au pays fait d’oublis, de dénis voire de mensonges. On aimera d’autant mieux la France qu’elle saura regarder ses errements et ses fautes en face pour mieux les dépasser et se hisser à la hauteur de cette promesse inscrite sur les frontons de nos mairies. Si elle prétend toujours être au premier rang, la France ne saurait sombrer dans le contentement de soi, ni entretenir la nostalgie de sa « grandeur » et de « sa gloire » aux dépens d’une connaissance lucide de ce qu’elle fut et de ce qu’elle est. N’exigeons donc pas des enseignants qu’ils narrent un « récit national » ; contentons-nous de leur demander de mieux faire connaître à nos enfants l’histoire de leur pays.
Est-ce à dire que l’école ne doive pas être le lieu où se transmet le sentiment national ? Après tout, l’Éducation n’est-elle pas nationale ? Que l’Éducation soit nationale ne signifie pas qu’elle puisse procéder à un quelconque embrigadement. Cela signifie que la Nation permet aux jeunes et aux enfants d’avoir accès à l’éducation pour être capables d’agir et de juger de manière éclairée, pour pouvoir se déprendre des préjugés, comprendre le monde qui les entoure. L’Éducation est nationale parce qu’elle doit former des êtres libres dans une Nation libre. Et c’est parce qu’elle les traite dans cet esprit de liberté que la Nation est en droit d’attendre leur reconnaissance. Le meilleur moyen de transmettre le sentiment national est sans doute d’être à la hauteur de cet idéal. Cela est sans doute difficile et l’école est aussi un lieu de socialisation. Aussi peut-on admettre – et je l’admets pour ma part – qu’elle participe à la transmission d’un sentiment national dès lors que l’on distingue clairement le temps de l’enseignement et celui des rites. Je ne vois aucun inconvénient à ce que l’on fasse chanter La Marseillaise à nos enfants ou qu’on les emmène assister aux cérémonies nationales. Peut-être, d’ailleurs, souffrons-nous du fait que notre fête nationale soit en plein milieu des vacances scolaires ? Peut-être faut-il inventer d’autres modes de célébration de la Nation à l’école ? Mais, de grâce, ne faisons pas passer le sentiment national en contrebande en le camouflant derrière un enseignement. Assumons ce que nous voulons.
Ce n’est pas à l’École d’assumer seule notre Nation. C’est à la France toute entière. À cet égard, il est fréquent lorsque l’on atterrit sur un aéroport étasunien d’être accueilli par une immense bannière étoilée. Le nombre de bannières qui apparaissent dans les innombrables feuilletons qui nous proviennent d’outre-Atlantique suggère que le rapport à la Nation y est différent. Il ne s’agit pas de considérer les États-Unis comme un modèle indépassable mais de s’interroger sur notre rapport à la Nation, sans tomber dans les affres du triste débat sur l’identité nationale. Cette question essentielle, parce qu’elle se rapporte aussi aux limites de notre communauté politique, ne saurait trouver de réponse dans un programme d’histoire. Elle suppose que les citoyens, et surtout ceux qui prétendent les représenter, la posent et proposent des réponses. Mon intuition, en tant qu’homme de la rue, mais peut-être aussi en tant qu’historien, est que ce n’est pas en invoquant sans cesse la gloire passée ou la France éternelle que l’on formulera une réponse convaincante. Pour le transformer, il faut voir le monde tel qu’il est et savoir comment il devrait être. Cela réclame des connaissances et des valeurs. L’École peut enseigner les premières mais seule une communauté plus large peut définir les secondes.