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Vertiges de l’expérimentation

Le point de vue d’un enseignant-chercheur de base élu dans un conseil

jeudi 15 avril 2021, par GGB

S’il se trouve que je suis doyen de faculté, c’est comme enseignant-chercheur de base que j’ai écrit ces lignes, à l’occasion d’un vote du conseil de la Faculté des Humanités. Ce petit discours n’a jamais été prononcé mais il était nécessaire pour me remettre les idées en place.

Dans quelques jours, notre université sera appelée à prendre une décision importante pour toute notre communauté. Notre Faculté doit aujourd’hui se prononcer. Je souhaite donc, en tant que simple élu du conseil, vous faire part de mon point de vue sur le projet de statuts qui nous est soumis.

Pour commencer, je dois saluer un processus de consultation dont les débuts ne laissaient pas présager qu’il donnerait lieu à autant d’échanges. Il faut reconnaître que, depuis le mois de novembre, le texte a évolué et que des discussions ont pu avoir lieu avec ses rédacteurs. On peut certes regretter que la possibilité ne nous ait pas toujours été donnée de défendre nos amendements et plus encore que la plupart n’aient pas été retenus. On ne peut pas dire, cependant, que l’université n’ait pas pris le temps d’une forme de consultation. Cette consultation ne pouvait qu’être imparfaite dans les circonstances de la crise sanitaire. Notre conseil de faculté avait pourtant exprimée une demande de moratoire, relayée par l’établissement, qui n’a jamais été entendue par notre ministre de tutelle. C’est là où nous entrons dans le vif du sujet.

Ce projet d’établissement public expérimental procède d’une réforme de fond de l’enseignement supérieur entamée depuis une quinzaine d’années maintenant. Que cet aggiornamento ait été accompagné par un recul sensible de la France en termes de publication scientifique à l’échelle internationale laisse bien soupçonner la vacuité de cette politique. Ce que nous subissons sur le terrain, avec un recul du nombre de postes alors que les effectifs d’étudiants augmentent, avec la dégradation de nos conditions de travail, avec la remise en cause permanente de l’intégrité de l’université, doit achever de nous convaincre quant à la nocivité de cette politique. Le cadre dans lequel s’inscrit ce projet d’EPE ne plaide donc pas pour lui.

Bien sûr, il aurait été possible de faire preuve de ruse et, dans un mouvement dialectique subtil, de retourner l’EPE contre les intentions de ceux qui en ont posé les lointains principes dans l’ordonnance de décembre 2018. Encore eût-il fallu construire un projet solide. Or ce projet n’existe pas. Le départ de Centrale Lille et son remplacement inopiné par l’ENSAIT - une vénérable et créative école de 30 enseignants-chercheurs et de 350 étudiants - montrent bien que les partenaires étant interchangeables, le projet ne se distingue en rien. Dès lors, pourquoi diable se lancer dans une réforme nouvelle de notre établissement, qui n’a même pas fini d’achever la précédente, pour un projet de rapprochement avec les écoles, dont on ignore les bases concrètes ?

Il n’y a qu’une réponse : la sauvegarde de l’I-SITE. J’ai déjà eu l’occasion de dire que l’I-SITE était notre bien commun. Son obtention en 2017 nous avait permis de relever un peu la tête alors que notre site lillois semblait condamné à l’échec, après les résultats médiocres du plan Campus et les déconvenues des différentes candidatures IDEX. Entre 2018 et aujourd’hui, l’ISITE a joué un rôle important dans le soutien et la structuration de la recherche au sein de notre université. L’effort porté sur les sciences humaines et sociales est réel. La mobilisation de l’ISITE dans le contexte de la crise sanitaire nous a aidé à faire face. Pourrait-on prendre la responsabilité de voir disparaître ce label et ces financements en refusant l’EPE qui nous est proposé ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord constater que la mise en place d’un EPE ne nous garantit pas la confirmation d’un ISITE qui dépend de l’évaluation d’un jury décidément omnipotent. Mais le problème est ailleurs : poser la question en ces termes revient à faire peser sur notre communauté un nouveau chantage sans garantie d’une amélioration réelle. Il est notable, en effet, que la période probatoire de l’ISITE soit allée de pair avec une dégradation substantielle de nos conditions de travail. Alors même que nous bénéficiions d’une quinzaine de millions d’euros supplémentaires par an, nous avons vu l’écart s’accroître entre nos ressources et nos besoins. Alors que nous avons fait des efforts considérables et collectifs, en menant la fusion de nos établissements, la recomposition de nos composantes, la construction de notre offre de formation, nous sommes restés l’une des universités les moins bien dotées de France. Pour le dire trivialement : nous avons la cerise sans le gâteau. Refuser l’EPE, c’est s’opposer à cette logique en montrant que nous sommes prêts à renoncer à ce qui nous est cher pour changer fondamentalement de politique.

La question des statuts en devient presque accessoire. Il me faut cependant en dire un mot. Des progrès substantiels ont été réalisés depuis les premières versions du mois de novembre. Il n’en demeure pas moins que plusieurs points continuent de poser problème. Si l’ingénieux mécanisme de conseil d’administration en formation restreinte aux élus permet de conserver une certaine forme de collégialité, la part accrue des membres extérieurs continue de poser problème. Bien entendu, il ne faut pas fétichiser la fameuse "démocratie universitaire". Je ne suis pas sûr qu’elle se porte bien dans le cadre actuel. Toutefois, les récentes controverses à propos de la succession du président de la FNSP montrent bien que cette place importante des extérieurs n’est pas neutre [1].

L’autre point problématique est la place des composantes, et cela à deux titres. D’une part, l’introduction de la notion de déconcentration éclaire bien l’écart fondamental entre les établissements-composantes et les composantes. C’est l’une des contradictions originelles du projet. Cette dernière aurait pu être dépassée par une véritable autonomie laissée aux composantes dans leur organisation - par les moyens de cette autonomie. Or les contraintes qui pèsent sur les instances internes aux composantes sont de nature à alourdir le fonctionnement des composantes, là où l’échelon central et les écoles-composantes pourront connaître un fonctionnement "agile". Certaines composantes, qui ont déjà une assise assez forte, pourront y faire face. Pas celles qui sont fragiles, pour des raisons de sous-encadrement chronique notamment.

Là réside une dernière limite du projet. J’ai toujours dit que le règlement de la question de la péréquation des moyens alloués aux composantes devait être un préalable à l’adoption de l’EPE. Les conclusions du groupe de travail sur cette question arriveront trop tard pour qu’une décision politique puisse être prise et engager l’ensemble des parties prenantes. Dans leur configuration actuelle, ni les statuts - qui accroissent mécaniquement la diversité de l’établissement - ni quelque autre décision ne garantissent que les composantes les plus précaires soient traitées de manière équitable dans le futur établissement. Pour obtenir leur adhésion, il aurait fallu leur donner les gages qu’elles attendent légitimement.


[1La FNSP n’est pas une université, on le sait, mais qu’une candidature ait pu être rejetée à cause des personnalités extérieures au monde académique n’est pas sans poser problème quant au poids de ces dernières. Voir "A Sciences Po, la succession d’Olivier Duhamel se fait dans un climat tendu", Le Monde, 2 avril 2021 https://www.lemonde.fr/societe/arti...