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L’université, fin de partie ?

samedi 9 mai 2009, par GGB

Universités, fin de partie ?

Pour analyser toute cette triste affaire, les historiens, sociologues, politistes ou autres devront sans doute commencer par la replacer dans un contexte plus global de crise de la vérité chez nos élites. Quelle considération peut-on apporter à celles et ceux qui se lancent dans la recherche quand on entend la journée entière ceux qui sont en responsabilité dire une chose et son contraire dans la même phrase ? Quelle considération peut-on avoir pour la science ou pour la critique scientifique quand on ne réclame même plus du pouvoir qu’il dise vrai ? Quel sens le savoir peut-il encore avoir quand on accepte que les "contre-vérités" (on n’ose plus dire "mensonges") puissent être le péché mignon de ceux qui nous gouvernent ? Bien entendu, il ne s’agit pas de sombrer dans le syndrome du « tous pourris » mais il faut bien remarquer que dans un pays où le questionnement critique d’un journaliste est considéré comme un crime de lèse-majesté et où la révélation d’un mensonge ne suffit plus à faire tomber un gouvernement, la quête du savoir n’est certainement pas une valeur dominante.

 Les fautes du pouvoir

Bien entendu, tout cela n’explique pas l’ébranlement actuel des universités françaises. Dans cette affaire, le pouvoir sarkozien a commis des fautes graves en affichant un comportement oscillant entre la désinvolture et le mépris. Le plus souvent, les réformes menées depuis plus de deux ans l’ont été sans concertation. L’autonomie des universités, proclamée devant les caméras, s’est souvent traduite dans la réalité par des pressions jouant largement sur la concurrence entre universités. Combien de fois a-t-on fait comprendre aux présidents d’université que tel ou tel dossier était "à prendre ou à laisser" ? J’ai ainsi souvenir des statuts d’un pôle de recherche et d’enseignement supérieur imposés par le ministère afin que soit adopté le même type d’établissement dans toute la France. Les exemples abondent qui illustrent cette curieuse conception de l’autonomie.

Sont ensuite venues les réformes de l’automne 2008. Poursuivant sa stratégie de carpet bombing qui lui avait si bien réussi, le gouvernement avançait à la fois une réforme du statut des enseignants-chercheurs, une modification du recrutement des enseignants du secondaire, un changement du mode d’allocation des moyens aux universités. En outre, il procédait à des suppressions de postes et annonçait des budgets en baisse dans certains établissements (en hausse dans d’autres, il est vrai). Sans doute comptait-il sur la faiblesse de ceux qui avaient eu tant de mal à se faire entendre jusque-là. La crise économique et la provocation du président de la République, qui, dans son discours du 22 janvier, dressait un constat fallacieux du système de recherche français, achevèrent de cristalliser le sentiment de révolte et de désespoir des étudiants et des universitaires.

 La bonne conscience de la communauté universitaire

Le fait de se sentir légitimement les victimes d’une agression caractérisée n’a cependant pas facilité chez les enseignants-chercheurs l’examen de conscience qu’ils se sont toujours refusés à faire, malgré quelques tentatives isolés. Contrairement à ce que laissent entendre beaucoup de collègues, l’université n’a pas attendu la LRU pour être gravement malade. Au contraire, la LRU est la conséquence d’un renoncement général dont les universitaires portent en partie la responsabilité.

Quoi qu’on en dise, les universitaires sont encore leurs propres patrons. Ce sont eux qui, dans les établissements, font tourner la machine avec l’aide des personnels BIATOS, qu’ils ne reconnaissent d’ailleurs pas toujours à leur juste valeur. Sans doute, le manque de moyens (un étudiant coûte à l’État environ la moitié d’un lycéen) explique le dénuement matériel de l’université. Explique-t-il son dénuement moral ? Le manque de coordination pédagogique en maints endroits ? Les taux d’échecs importants en première année ? Les pratiques néo-mandarinales ? L’investissement inégal des collègues dans les tâches d’intérêt général que certains refusent d’assumer de peur de déroger ? Il y a près de deux ans un collègue tout juste élu avait décidé de regagner l’enseignement secondaire découragé voire écœuré par le monde universitaire qu’il découvrait. Même si son constat pouvait paraître discutable, beaucoup s’en étaient émus car il touchait juste. En ce temps, la LRU n’existait pas encore... Alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que leur métier et leur statut d’intellectuels les incitent à le faire, les universitaires n’ont jamais mené collectivement une réflexion critique sur leurs propres pratiques. Si des initiatives isolées ont pu être prises ici ou là, elles n’ont rencontré que peu d’échos et n’ont pu aboutir à un travail impliquant, à tous les niveaux, l’ensemble de la sacro-sainte « communauté universitaire ».

En fait, les universitaires se sont longtemps contentés d’une sorte d’économie (im)morale où les compromis se font par le bas. Vous n’avez pas de bureau digne de ce nom dans votre établissement ? Ce n’est pas le plus important, puisque l’on peut travailler chez soi. Il vous faut partir à la chasse au papier, aux stylos, aux ordinateurs ? Ce n’est pas très grave, nous payerons notre propre matériel. Les tâches administratives sont de plus en plus lourdes, la reconnaissance sociale et financière de plus en plus faible ? Tout cela n’est pas grave puisque nous ne travaillons pas pour l’argent et que l’essentiel est de préserver la fameuse "liberté universitaire". Liberté universitaire, que de fautes on a commises en ton nom ! Liberté universitaire, quelle vision étroite as-tu inspirée ! Pour certains, ce principe se résume au temps-disponible-laissé-pour-la-recherche. Pour d’autres, il a été le moyen de ne pas se remettre en question.

Il faudrait rappeler gravement que ces principes essentiels de liberté et d’indépendance, qui fondent la singularité du métier d’universitaire, portent en eux une exigence à la hauteur de laquelle nous n’avons pas toujours su nous maintenir. Nous avons ainsi dévoyé ces principes en acceptant de voir notre condition morale et matérielle se détériorer du moment que nos 192 heures et nos petits arrangements étaient préservés. Il fallait, au contraire, mener un combat quotidien pour avoir les conditions de mettre en œuvre ces fondements. Nous nous sommes contentés du temps que l’on nous laissait pour pouvoir mener nos recherches dans des conditions parfois indignes. Nous payons aujourd’hui le prix d’un renoncement.

 Jusqu’au-boutismes

Dans la lutte actuelle, il faut renvoyer dos-à-dos les jusqu’aux-boutistes en mettant entre parenthèses la question un peu puérile du "qui a commencé le premier ?", non seulement parce que l’on sait que le gouvernement a craqué l’allumette qui a déclenché l’incendie, mais aussi parce que l’on sait que le plus urgent n’est pas d’identifier le pyromane – ou d’attendre de lui des excuses improbables – mais de circonscrire le sinistre. Mais, des deux côtés de la ligne de front, d’aucuns n’ont aucune envie que le conflit ne s’achève.

Il y a en effet des jusqu’aux-boutistes dans les deux camps, à commencer par celui du gouvernement. Ce dernier n’est sans doute pas d’un bloc. À la clairvoyance tardive d’une ministre de l’enseignement supérieur qui a négocié sous la contrainte et finit par se raidir pour mieux soigner son statut de tête de liste aux prochaines élections régionales s’oppose le maquignonnage d’un ministre de l’Éducation nationale qui s’entête à maintenir ce qu’il y a de plus inacceptable : l’année de transition pour la mastérisation du recrutement des enseignants. L’une des dispositions transitoires de cette « réforme » prévoit ainsi que les candidats aux concours 2009/2010 devront être inscrits en M1. À charge pour les universités de valider les dits M1 alors même que les candidats n’auront pas la possibilité de se conformer aux exigences actuelles de ces formations. Comment les universités dites autonomes peuvent-elles accepter que, même pour une année, un employeur impose la validation d’un diplôme (ou même d’une partie de celui-ci) ? Pour une question de principe, cette année transitoire est inacceptable. Pour des raisons techniques, elle risque de soumettre les étudiants à une formation aléatoire. Imaginerait-on l’université se plier de la sorte au diktat d’une grande entreprise privée ? Bref, en refusant de faire preuve de bon sens, c’est-à-dire en reprenant son projet depuis le début, le gouvernement fait preuve d’entêtement et de jusqu’au-boutisme et prend le risque du pourrissement de la situation.

Malheureusement, les jusqu’aux-boutistes se recrutent également parmi les "collègues en lutte". Dans mon université, certains d’entre eux réclament que le second semestre soit validé sans que soient tenus les examens. Affirmant que la délivrance des diplômes n’est pas une mission essentielle des universités, ils souhaitent que soit favorisée la transmission du savoir. Vu que ce sont souvent les mêmes qui encouragent voire théorisent le blocage des établissements, on se demande quand pourra avoir lieu cette transmission appelée de leurs vœux. On est surtout consterné devant le non-sens qui consiste à faire de la délivrance des diplôme une mission accessoire de l’université. Depuis qu’elle existe, l’université délivre des diplômes. Elle le fait non seulement parce qu’elle est un lieu de transmission du savoir mais aussi parce qu’elle est un lieu de sanction de cette transmission. C’est bien là son seul et maigre pouvoir : acter que l’étudiant est devenu un maître grâce à son apprentissage.

On peut certes moquer cette vision de l’université. Il ne faut pourtant pas la juger à l’aune de ses dévoiements. Faire de ces deux impératifs – transmission du savoir et sanction de cette transmission – les fondements de l’université, ce n’est pas, loin s’en faut, dire que le diplôme constitue une fin en soi puisqu’il n’a de sens que si un savoir a effectivement été transmis. Une autre question est ensuite de définir les savoirs que l’on transmet et que l’on certifie. Au nom de son caractère émancipateur, on considère parfois que le savoir doit être "hors diplôme". Ne se rend-on pas compte que ce devrait être une fierté de l’université moderne et démocratique que de pouvoir faire sanctionner l’acquisition d’un savoir critique ? N’est-ce pas la grandeur de l’idéal universitaire moderne que d’enseigner et de sanctionner ce qui pourra être demain le ressort de son propre dépassement ? Par mépris ou par désespoir, les jusqu’aux-boutistes des deux bords affaiblissent et étouffent une institution qui devrait pourtant être au cœur de notre idéal démocratique.

 Issues de secours

Pour sortir de cette impasse, il faudrait que chacun abandonne ses postures. Il faudrait que notre gouvernement de droite ne cède pas à la tentation de séduire sa clientèle conservatrice sur le dos des universités. Les propos du Premier ministre affirmant que le gouvernement aiderait à rétablir l’ordre chaque fois qu’un président le lui demanderait confinent à l’hypocrisie. D’une part, le gouvernement sait pertinemment que l’intervention des forces de l’ordre ne règlerait rien, à moins de les faire stationner sur place en permanence, chose pratiquement impossible. D’autre part, il ne sert à rien de faire reposer la remise au pas des universités sur les présidents. Que l’on sache, les universités sont encore sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur : si ce dernier veut prendre ses responsabilités, qu’il le fasse.

De l’autre côté, on attendrait de tous les syndicats qu’ils disent clairement que l’on ne peut pas bloquer indéfiniment les universités et que l’on ne peut pas non plus accepter l’idée de "semestres neutralisés". Il est tout de même paradoxal de voir gouvernement et groupements jusqu’au-boutistes se retrouver pour dire que "les personnels / les collègues devront/sauront trouver les mesures pour valider le semestre". À dire vrai, voilà ce qui semble se dessiner : des sessions d’examens reportées en septembre. Les jusqu’au-boutistes de tous les bords pourront crier à la victoire : les uns diront avoir fait tenir les examens, les autres se féliciteront d’avoir contraint le pouvoir à les reporter. Entre les deux, nous aurons les étudiants les plus faibles qui, découragés, abandonneront et ne se présenteront pas à la session de septembre. Voilà une belle victoire qui s’annonce !

 La France est-elle capable d’avoir une université ?

En fait, l’authentique victoire serait de prendre le temps de penser une refondation. À mes yeux, une véritable université « à la française » serait une université qui, sans aller chercher bien loin ses modèles, ferait reposer son organisation sur des valeurs propres. Des valeurs républicaines tout simplement. Certes, le terme de "République" est bien galvaudé à force de servir à toutes les sauces (on parle même de République des inventeurs). Raison de plus pour lui donner un peu de chair dans le domaine universitaire. Ce n’est pas chose si compliquée. Une université républicaine est une université qui assume cette contradiction apparemment intenable entre la « démocratisation » et l’excellence de l’enseignement supérieur. Oui, l’université républicaine est une université de masse, mais c’est une université qui se donne les moyens de l’être sans sacrifier l’exigence et l’excellence intellectuelles.

Dépasser cette contradiction a un prix. Fini les groupes de TD à 40 qui achèvent de socialiser les étudiants dans une passivité délétère. Fini l’enseignement moyen pour des étudiants prétendument médiocres : acceptons de différencier nos enseignements selon les niveaux. Acceptons des groupes à quinze maximum, à trois si nécessaire. Rendons la coordination pédagogique obligatoire. Remettons en cause le cours magistral dans des amphithéâtres de plusieurs centaines d’étudiants. Encourageons les rapports individuels entre étudiants et enseignants en introduisant dans les services de ces derniers un tutorat véritable. Renforçons l’encadrement, les horaires, le suivi des étudiants. Profitons de la baisse démographique qui s’annonce pour sanctuariser les moyens et même les augmenter. Les étudiants d’université ont droit à un suivi aussi intense qu’en classes préparatoires où les élèves bénéficient d’entraînements écrits et oraux en plus grand nombre.

À l’excellence de l’enseignement de masse doit correspondre une excellence de la recherche. Là, les choses seront sans doute plus faciles car, quoi qu’en dise le Président de la République, la recherche française est de bonne qualité. Elle le serait davantage si on laissait ses chercheurs travailler en paix. Veut-on une recherche française plus présente dans les revues anglo-saxonnes ? Commençons par encourager la mobilité des chercheurs et leur formation en langues étrangères. Veut-on une recherche plus ouverte sur le monde de l’entreprise ? Arrêtons de répandre l’idée de chercheurs fainéants qui ne trouvent rien, commençons par former les élites économiques dans des lieux où la recherche est menée de manière forte et encourageons les allers-retours entre le monde de l’entreprise et le monde académique. Veut-on une université dont la France et le monde puissent être fiers ? Procédons tous à notre examen de conscience : on doit certes réclamer des universitaires qu’ils se remettent en question pour améliorer leur organisation, puisque l’esprit critique doit être au fondement de leur éthique. Mais dans ce cas, que tous montrent l’exemple et proscrivent de leur discours l’approximation et la provocation.

Cette université demande de notre Nation autant d’exigence que de moyens. Elle demande que cessent les luttes intestines nourries par des arrières pensées idéologiques. De la capacité à construire une université nouvelle sur la base d’un consensus fort et volontaire dépend l’avenir de cette institution mais, surtout, le rayonnement moral de notre pays qui, depuis les Lumières au moins, reconnaît un pouvoir d’émancipation politique à la liberté du savoir.