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Kyoto 3
lundi 9 novembre 2015, par
Voilà plus de deux mois que je me suis promis de donner une suite à mes deux premières réflexions kyotoïtes. Rappelons notre problème initial : comment l’histoire (économique) peut-elle faire face à des disciplines qui ont toute l’apparence de savoirs hautement théoriques - pour ne pas dire "scientifiques" - et qui semblent être de puissants outils de prise de décision ?
Le savoir historique : une dimension critique sans portée générale ?
Pour répondre rapidement à cette question, il faut revenir sur certaines caractéristiques essentielles du savoir historique. La première d’entre elles est sans doute d’être un savoir critique. L’histoire se définit comme un savoir qui passe au crible les sources qui le fondent. De ce fait, en invitant à la construction et à la déconstruction du savoir, elle est un puissant remède contre le préjugé. Le revers de cette caractéristique si puissante - et dont la dimension politique est évidente - est que l’histoire donne une vision inconfortable voire désespérante d’un savoir toujours inachevé, toujours précaire. C’est une brèche bien connue dans laquelle s’engouffrent les révisionnistes de toutes sortes : le savoir historique n’est pas apodictique et ses énoncés reposent sur des sources qui sont toujours à distance des événements dont elles parlent. Savoir critique, l’histoire prête elle-même le flanc à la critique - voire au dénigrement éristique - dont elle ne peut se prémunir qu’en remettant l’ouvrage sur le métier et/ou en choisissant des interlocuteurs de bonne foi. Elle est une recherche infinie qui permet de lutter contre le préjugé sans en offrir tout le confort - à moins de la travestir en fabrique du préjugé.
Un autre élément de cette dimension critique du savoir historique réside dans la contextualisation. L’historien ramène toujours les énoncés qui lui paraissent un peu trop généraux au contexte. C’est ce qui fait son charme - car il peut dépeindre des tableaux pittoresques - et c’est ce qui le rend terriblement agaçant. Un historien est celui qui intervient dans un colloque pour dire « c’est plus compliqué que cela », « c’est plus complexe ». Ramemer les choses à leur contexte est un puissant outil critique. Souligner l’historicité des affaires humaines est un moyen de lutter contre les natulisations de toutes sortes qui sont la caractéristique du préjugé et de la manipulation [1]. Si l’on ne considère que l’histoire économique, l’apport critique de l’histoire sert à circonscrire la portée de certaine catégorie - l’homo oeconomicus, le marché - tout comme peuvent le faire l’anthropologie ou la sociologie. En bref, l’histoire ramène toujours les affaires humaines à leurs sources, qu’il s’agisse de contexte ou de traces.
Tout cela a un prix que l’on fait volontiers payer à l’histoire et aux historiens renvoyés à l’image d’indécrottables laboureurs incapables de se détacher de cette glèbe empirique faite d’archives et de détails. Il faut dire que les historiens se complaisent à user de cette image tellurique ou artisanale [2]. Ils peuvent même en jouer et s’abriter derrière elle, faisant le dos rond, juste après avoir lancé leur dose de poil-à-gratter critique. La figure de l’historien humble qui ne généralise ni ne pense est un des lieux communs de la discipline.
Un singulier si général
Bien entendu, une conception aussi pessimiste de la pensée historique est contestable. Il existe de nombreuses traditions historiques qui ont tenté d’allier l’approche singulariste de l’histoire avec une prétention à la généralité voire à l’universalité. Qu’il s’agisse de l’histoire philosophique de Voltaire, de la tentative de la résurrection intégrale de Michelet, des apports de François Simiand aux historiens des Annales voire de la sociohistoire, nombreux sont les exemples, pour ne s’en tenir qu’au cas français, qui interdisent de cantonner l’historien à cette figure de l’humble jardinier.
Le format de ce billet me permet toutefois un raccourci. Lorsqu’elle aspire à être autre chose qu’un art, lorsqu’elle considère que ses énoncés ont un statut de vérité tel qu’elle peut se considérer à bon droit comme un savoir objectif, l’histoire est confrontée à une alternative qui consiste généralement soit à se reposer sur une épistémologie singularisante pour prétendre être une science idiographique, soit se référer à une épistémologie généralisante pour pouvoir s’affirmer comme une science nomothétique voire comme une science tout court. Pour le dire autrement, la vocation scientifique de l’histoire s’est longtemps construite autour de l’opposition singulier / général.
Les conférences d’Hannah Arendt sur la philosophie politique de Kant [3] permettent de comprendre, grâce un détour par la Critique de la faculté de juger, un point fondamental : singulier et général ne sont pas contradictoires en tout point. Aussi singulier soit-il, un évènement - un état de la nature ou de la culture - a toujours une portée générale dans la mesure où il donne lieu à un énoncé qui tend à une forme de généralité et ouvre en même temps la possibilité d’une discussion. C’est sans doute une chose bien connue que ce développement autour du jugement esthétique [4]. Dire d’un paysage « c’est beau » ou d’un événement dont on serait le témoin « c’est horrible » revient à porter un jugement qui place l’événement sur un terrain qui le dépasse [5].
De tout cela — qui est, je le répète, extrêmement banal – je tire deux conclusions provisoires. La première est que l’opposition entre singulier et général n’est pas absolue. Le singulier peut être général : c’est d’ailleurs l’un des attendus de la micro-histoire, par exemple. Bien entendu, la généralité du singulier ne se déploit pas sur le même plan que le singulier lui-même. L’assassinat de César a lieu en un moment et en un endroit précis avec des personnages précis. Il ne se répètera pas. Mais l’événement singulier possède un écho qui nous fait réagir et nous fait parler. Aussi singulier soit-il tout évènement est une onde qui ne cesse de résonner en nous. L’autre conclusion a trait à la définition de la généralité du singulier. Il faut là distinguer deux conceptions de la généralité. La plus courante est celle qui, rattachant un élément à genre, permet de déduire une propriété de chaque élément du genre (« tous les hommes sont mortels », « toutes les girafes ont un long cou »). L’autre conception de la généralité est sensiblement différente. Elle pourrait s’énoncer ainsi : « Un événement étant donné, il existe un ensemble de n personnes qui partagent la même appréciation de l’événement. » Ce qui constitue le genre n’est pas la classe d’événements ou d’objets – puisque ces derniers sont uniques – mais la classe de celles et ceux qui en sont spectateurs.
Cas et modèles
Où l’on parlera un jour de nouvelle casuistique, d’imagination et d’argumentation.

(Photo d’après B. Schwabe)
[1] Mais d’un autre côté, le mode de généralisation des sciences humaines suppose aussi que les choses soient sorties de leur contexte. La question est de savoir jusqu’à quel degré on peut le faire et comment
[2] P. Chaunu, Histoire quantitative, histoire sérielle, 1978, chapitre 1
[3] Hannah Arendt, Juger : Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Le Seuil, 2003.
[4] Je suis un peu honteux de de découvrir une chose qui semble directement sortie d’un cours de Terminale. Il faut toutefois reconnaître qu’en France du moins la formation des historiens et celle des philosophes est encore assez étanche, hormis dans certaines filières spécifiques et malgré les progrès permis par une certaine réflexion historiographique. Il est tout à fait révélateur qu’un concours aussi emblématique de l’agrégation reste aussi peu ouvert à des réflexions d’ordre épistémologiques voire méthodologiques. Par ailleurs, sur la Critique de la faculté de juger comme fondement possible d’une épistémologie des sciences humaines, on peut voir notamment Alain Renaut, Kant aujourd’hui, Paris, Champs Flammarion, 1999 (1ere éd. : Aubier, 1997). Il semble que pour Arendt la Critique de la faculté de juger ait été au coeur des réflexions de ce qui devait être la troisième partie de son ouvrage inachevé La vie de l’esprit
[5] Dire « c’est beau » revient à dire « j’aime ça et vous ? » car le fait même de dire que l’on aime ça ouvre l’espace d’une discussion avec d’autres ou avec soi-même. Sinon, pas besoin de parler. Des goûts et des couleurs, on discute !