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Réflexions kyotoïtes
A la recherche de l’« historical turn »
mardi 4 août 2015, par
Participant au Congrès mondial d’histoire économique à Kyoto, j’ai eu l’occasion d’assister à une session où a été affirmée la nécessité de développer une théorie historique de la firme innovante [1]. Cet appel en faveur d’une approche historiciste me rappelle ce que j’avais pu entendre à Dearborn lors de la réunion annuelle de la Society for the History of Technology ou encore les débats autour du History Manifesto : l’idée selon laquelle une approche historiciste devrait être promue à des fins pratiques. C’est cette dimension pratique de l’histoire sur laquelle j’aimerais revenir ici.
« Humanities under attack »
On ne peut abstraire cette défense et illustration récurrente de l’histoire d’un mouvement plus général. Dans bon nombre de pays, le secteur qu’il est convenu d’appeler les humanités s’affiche comme un secteur disciplinaire menacé et tente, ici et là, de passer à l’offensive. Je ne peux pas évaluer, pour le moment, la réalité de cette menace. De l’ouvrage de Martha C. Nussbaum, Not For Profit : Why Democracy Needs the Humanities (2010) à la déclaration du Comité directeur Conseil japonais de la science, du Manifeste des sciences humaines et sociales (2009) à la mise en place du site 4Humanities (2010) en passant par les initiatives de l’UNESCO en faveur du renforcement de la recherche en sciences humaines et sociales en Afrique, nombreuses sont les prises de position qui reflètent à la fois un sentiment de vulnérabilité et une volonté d’affirmation de celles et ceux qui pratiquent les humanités.
Ce contexte est fondamental pour comprendre les appels en faveur d’un retour à l’histoire car on ne saurait négliger, bien entendu, la concurrence disciplinaire qui existe au sein du même secteur. S’il s’agit de défendre les humanités en général, rien n’interdit de défendre sa propre discipline en particulier. Par ailleurs, on sait que ce qui, en France, est rassemblé sous la notion de "science de l’homme et de la société" (nos fameuses SHS), donne lieu, ailleurs, à une distinction entre ce qui relève des humanités, d’une part, et des sciences sociales, de l’autre. En France, la tension existe mais n’a pas été complètement traduite en termes institutionnels.
L’histoire économique est une sub-discipline au cœur de cette tension. Dans la plupart des pays, elle est une science sociale pratiquée dans des départements d’économie. Dans ce cas, elle repose sur une méthodologie modélisatrice et quantitativiste nourrie d’emprunts à la théorie économie, néo-classique le plus souvent. Parfois, cependant, l’histoire économique épouse la cause du management, se faisant alors Business History, enseignée dans des départements de gestion. L’histoire économique « à la française », une histoire économique ET sociale, voire histoire tout court, constitue une singularité qu’il ne faut toutefois pas ériger en exception nationale. Quoi qu’il en soit, dans le domaine de l’histoire économique, appeler à un retour à l’histoire suppose de se positionner par rapport à toutes ces disciplines voisines : l’économie - néo-classique souvent -, voire l’économétrie, le management mais aussi la sociologie voire l’anthropologie, vu le développement de la sociologie et de l’anthropologie économiques.
« La fascination néo-classique »
Dans ce travail de positionnement, il n’est sans doute pas nécessaire de passer trop de temps à chercher sa place par rapport à la théorie néo-classique. Que les économistes dit « hétérodoxes » soient contraints de le faire pour ne pas être considérés, à force, comme des hérétiques dans leur propre champ disciplinaire, cela peut se comprendre. Mais les historiens ont-ils grand chose à gagner à critiquer l’irréalisme des hypothèses fondamentales de l’économie standard ? Ces critiques sont connues depuis longtemps. Les répéter sans cesse ne fait que renforcer, de manière paradoxale, la position centrale occupée par la théorie néo-classique. C’est ainsi qu’elle renforce son pouvoir de fascination ; qu’on l’utilise ou qu’on la dénonce, on ne cesse de se référer à elle.
Comment se fait-il qu’une théorie aussi contestable quant au réalisme de ses hypothèses, et notamment de celle, centrale, du comportement maximisateur des agents, puisse toujours rester sur le devant de la scène ? Trois types de réponses peuvent être avancés. Le premier tient aux positions de pouvoir acquises par ses promoteurs dans le champ académique. L’économie standard serait la discipline de ceux qui auraient non seulement l’oreille du Prince mais aussi, de ce fait, les moyens de conforter leur position au sein du milieu académique. Le second se rapporte au fait que la théorie néo-classique est souvent beaucoup plus diverse qu’on ne le dit. Aussi les critiques qu’on lui adresse seraient-elles quelque peu inopportunes car elles construiraient une théorie de papier, pour ainsi dire. Grâce à cela, l’économie hétérodoxe pourrait s’affirmer en se démarquant d’un adversaire imaginaire. Ce procédé, assez courant dans le milieu académique comme ailleurs, expliquerait la récurrence des critiques puisqu’au final l’économie hétérodoxe aurait besoin d’une orthodoxie pour vivre. Enfin, le troisième type de réponses repose sur l’épistémologie plus ou moins instrumentaliste formulée par Milton Friedmann : qu’importe le réalisme des hypothèses, pourvu que le pouvoir prédictif du modèle soit réel ! Ainsi, la contestation de la théorie néoclassique au nom de l’irréalisme de ses hypothèses serait ainsi tout à fait vaine puisque l’économie standard, en définitive, l’assume. Seul compte l’efficacité, statistiquement contrôlée, de la prophétie.
L’économie standard aurait ainsi une double dimension - une fable théorique et une prophétie pratique. Bien entendu, d’un point de vue logique, la réalisation de celle-ci n’emporte pas la vérité de celle-là. Mais comme, de toutes façons, il n’y a pas d’expérience cruciale, l’économie standard est gagnante à tous les coups [2]. Elle n’a pas besoin d’être réaliste car seules comptent les prédictions et si celles-ci sont fausses, il sera toujours possible de rebricoler les hypothèses. Bien sûr, la fausseté de certaines prédictions pourraient conduire à rejeter l’ensemble des hypothèses, explicites ou sous-jacentes, mais une telle initiative se heurterait à un élément fondamental qui explique, selon moi, la résilience de l’économie standard. Celle-ci n’est pas tant un système hypothético-déductif qu’un ensemble de croyances, l’un et l’autre n’étant d’ailleurs pas contradictoires. Ce n’est pas la fonction référentielle qui, au fond, importe dans l’économie standard mais sa fonction conative. La théorie néo-classique ne nous fascine pas grâce à ce qu’elle nous dit du monde mais grâce à ce qu’elle nous dit de faire. L’économie standard est avant tout une raison pratique.
Aussi une critique de l’économie standard sur la seule base de ses contradictions logiques ou de son irréalisme est-elle assurée de manquer sa cible. Cela ne signifie pas qu’une telle critique ne soit pas légitime. Cela signifie qu’elle ne saurait être définitive. Une critique plus percutante doit, me semble-t-il, se situer sur deux niveaux. Le premier consiste à relever les limites pratiques de la théorie standard. Dans certains cas, elle nous est d’aucune utilité voire elle nous fait commettre des bévues. Les vraies limites de la théorie néo-classique, ce sont celles où elle nous fait aller dans le mur. Repérer ces dernières est un travail socio-historique - qui existe d’ailleurs. Le second niveau de la critique est de substituer une approche alternative qui réponde aux mêmes attentes. En l’espèce, cela suppose de satisfaire non pas seulement un besoin de compréhension mais aussi un besoin de maxime d’action. La question pour l’histoire économique - et pour l’histoire tout court à vrai dire - est donc celle-ci : comment l’histoire peut-elle nous fournir des maximes d’action ? D’ailleurs, le peut-elle ?
Des modèles pas très exemplaires
Avant d’essayer de répondre à cette difficile question, je voudrais toutefois aborder un autre problème lié au précédent. Il m’a été suggéré lors d’une session, hier, lorsqu’un collègue, qui me paraissait répondre en tous points aux exigences de l’histoire économique quantitativiste et modélisatrice, a subi les critiques d’un économètre. Interaction intéressante et réconfortante, dans une certaine mesure, car elle suggérait qu’il y a toujours plus statisticien que vous.
Deux autres anecdotes méritent d’être signalées. Au cours d’une session intitulée Organization Innovation and Business Enterprise in International Perspective, Naomi Lamoreaux a fait une très intéressante communication sur la comparaison des formes de sociétés dans le monde. Elle y critiquait les cross-country regressions jugeant que celles-ci ne prenaient pas assez en compte les processus historiques et notamment la dimension politique que pouvaient revêtir certaines formes d’association [3]. À la question que je lui posais quant à savoir si ces critiques méthodologiques étaient limitées à ce seul type de régression ou si elles pouvaient être étendues à toute sorte de régression statistique, il me fut très rapidement répondu que nous avions besoin de généralisation. Le temps nous a manqué, malheureusement, pour poursuivre la discussion. La dernière anecdote se rapporte quant à elle à une discussion de l’une des communications faites au cours de la session Institutions or Exclusion ? Guilds, Citizenship and Inequality in Early Modern Europe - and Asia. Alors que l’orateur avait cru déceler une différence significative entre deux proportions données, on lui fit remarquer qu’établir une telle différence requérait la construction d’intervalles de confiance.
Ces trois tranches de congrès, pour ainsi dire, m’inspirent trois réflexions. La première tient au besoin de généralisation. S’il s’est produit, au cours de ce congrès, un mouvement vers plus de contextualisation et plus d’histoire au final, l’heure n’est pas venue à un rejet massif des modèles économétriques. Ces derniers continuent de répondre à la volonté de construire des analyses théoriques censées dépasser les seuls cas étudiés. Pourtant, ce débat épistémologique autour de la généralisation n’est pas nouveau dans le domaine des sciences humaines. Pour ne s’en tenir qu’à certaines références françaises, Le Modèle et le récit (2001), Penser par cas (2005) ou Faire des sciences sociales. Généraliser (2012) sont autant de jalons fondamentaux dans cette réflexion sur la possibilité de généraliser à partir d’une démarche idiographique. Pourtant l’idée selon laquelle il serait encore possible, dans le domaine des sciences humaines et sociales, d’énoncer des généralisations sous une forme nomothétique du type “Tout corps plongé dans un fluide ...” ne me semble pas tout à fait dissipée.
D’un autre côté, si l’on admet que la modélisation statistique n’est pas la seule voie possible pour construire des généralisations qui nous aident à penser voire à agir, à quoi peut-elle bien servir en histoire économique ? Pour répondre à cette question, il faut revenir aux conclusions des débats que je mentionnais à l’instant. La modélisation formelle y est admise comme un moment de l’enquête, ouvrant ainsi la porte à un pluralisme méthodologique qui reste commandé par deux contraintes : celle des objets étudiés et celle de ce que j’appellerais une “politesse épistémique”. Ne nous méprenons pas quant à la première condition. Tous les historiens sont bien censés savoir aujourd’hui que leur objet est construit par le problème posé au principe de l’enquête. Il n’en demeure pas moins que le terrain choisi contraint cette dernière ; là réside d’ailleurs l’un des ressorts de l’objectivité. Si je me demande comment fonctionne l’échange des techniques au XIXe siècle, je peux choisir d’étudier les quelque 6000 cessions de brevets qui existent à l’époque ou bien m’attacher à décrire le détail des transactions autour d’un procédé particulier - le convertisseur Bessemer, par exemple. L’approche méthodologique ne sera évidemment pas la même. À partir du moment où je m’attache à traiter mon problème à partir de plusieurs milliers de cessions considérées comme équivalentes - équivalence partielle construite par les acteurs, par les sources et par moi-même - les méthodes statistiques s’imposent plus ou moins dans la mesure où elles ont précisément été construites pour traiter des données en grande quantité [4].
Le choix d’une méthode suppose toutefois une forme de politesse épistémique qui impose de respecter un certain nombre de règles en vigueur au sein de la communauté dont on emprunte les méthodes. Remarquons que la même exigence doit normalement prévaloir dans la pratique de l’interdisciplinarité. Au pillage de concepts qui permet parfois de faire le buzz doit s’imposer le transfert contrôlé de notions ou de méthodes. Ainsi, lorsque l’on prétend utiliser une méthodologie statistique pour mener son enquête, ne peut-on pas jouer sur deux tableaux : utiliser des régressions d’un côté mais oublier de construire des intervalles de confiance ou des tests pour évaluer la différence entre deux proportions, a fortiori quand elles sont proches.
Ainsi l’usage de modèles statistiques est-il tout à fait légitime en fonction des besoins de l’enquête et pourvu que leurs règles d’emploi soient respectées. Il n’en pose pas moins, selon moi, deux autres types de problèmes. Le premier se rapporte à la visibilité des procédures. Ainsi les communications, voire les articles, qui utilisent des régressions donnent-ils à voir les résultats de ces dernières. Même si la présence du R² ou de certaines valeurs critiques permettent d’avoir une idée de la significativité des variables ou de la régression en elle-même, il est fort rare d’avoir des indications sur l’homoscédasticité ou sur la normalité des résidus, par exemple. Or ces indications sont techniquement essentielles pour savoir si la régression est valable. Tout repose au final sur la confiance faite à l’auteur des régressions, d’autant que les données sont encore plus rarement mises à la disposition du lecteur bien que l’Internet rende cela possible [5]. Bien entendu, de telles boîtes noires ne sont pas le monopole de l’économétrie appliquée à l’histoire ; elles existent aussi chez les tenants d’une histoire plus qualitative.
Le dernier problème tient au degré de sophistication des méthodes empruntées. Même lorsque l’on souhaite faire preuve de politesse, même lorsque l’on se refuse à emprunter une méthodologie de manière sauvage ou tronquée, il y aura toujours un représentant de la méthodologie concernée pour vous dire que vous pourriez être plus scrupuleux. Vous utilisez des méthodes statistiques, vous trouverez toujours plus statisticien que vous. Est-ce à dire qu’il faille abandonner la méthodologie en question, faute d’en suivre les développements les plus perfectionnés ? Faut-il, au contraire, quitter sa discipline d’appartenance pour rejoindre celle dont on emprunte la méthode ? Ces questions connaissent bien entendu des réponses négatives mais elles créent l’espace d’une situation toujours inconfortable. Mais qui a dit que la recherche en sciences humaines était synonyme de confort ?
Les vertus pratiques de la casuistique
(à suivre)
[1] William Lazonick, The Theory of Innovative Enterprise : Foundation of Economic Analysis
[2] Je fais ici référence à la thèse de Duhem-Quine
[3] Les versions écrites des communications faites lors du Congrès avaient le plus souvent la dimension d’une note de recherche préliminaire fournie aux participants du congrès. Par respect par les auteurs, je ne pointe pas vers elles d’hyperliens même si je suis conscient des limites de ce scrupule
[4] Même s’il y a une statistique des petits échantillons
[5] Je m’inclus parmi ceux que vise cette critique, ce qui ne fait qu’accroître ma perplexité