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« Les historiens français à l’œuvre, 1995-2010 » : note de lecture

lundi 26 janvier 2015, par GGB

Issu d’un colloque tenu en janvier 2010, Les historiens français à l’œuvre, 1995-2010, constitue l’un des bilans dressés à l’occasion du Congrès international des sciences historiques. Sans se risquer à parler d’« école historique française », Jean-François Sirinelli assigne à cet ouvrage la tâche d’offrir un tableau de la « maison commune » abritant les historiens français entre 1995 et 2010. En 1995, L’histoire et le métier d’historien en France, bilan alors dirigé par François Bédarida, offrait au lecteur, outre l’état des travaux historiques, plusieurs parties spécialement consacrées aux conditions d’exercice du métier d’historien, aux questions épistémologiques ou à des regards de collègues étrangers. En 2010, Les historiens français à l’œuvre, se limite à deux parties, l’une construite selon les quatre périodes canoniques, l’autre présentant quelques thématiques particulières.

Il n’est pas utile ici de résumer les bilans historiographiques dressés dans chacun des chapitres. Ils sont aussi utiles que substantiels. Encore ne s’en tiendra-t-on pas à la première partie pour se faire une idée de chacune des périodes. La seconde partie complète largement la première. On peut regretter en revanche que les pages consacrées à la violence (Stéphane Audoin-Rouzeau) restent limitées aux périodes moderne et contemporaine d’autant que le chapitre consacré au Moyen Âge met cette thématique en exergue. Celui sur l’histoire des sciences et des techniques (Jacques Verger), à l’inverse, ne fait pas une part assez grande à l’époque moderne et contemporaine alors que Roger Chartier souligne l’apport des travaux dans ce domaine. Tout cela relève de la difficulté à dresser de tels bilans mais aussi d’un problème de coordination de l’ouvrage dont les complémentarités ou les contradictions internes ne sont pas assez discutées. En outre, l’absence d’index, d’une table précise ou d’une bibliographie récapitulative ne favorise pas la lecture.

Reste que chacune de ces contributions témoigne non seulement de la vitalité de la recherche historique française mais aussi d’un certain nombre de traits saillants. Le premier d’entre eux est sans doute la « plus grande réflexivité des historiens » (p. 71). Celle-ci se mesure à la grande attention portée à la demande sociale, aux conditions institutionnelles et matérielles de l’exercice du métier et aux sources. Les chapitres sur la violence, le genre ou les mondialisations montrent bien, en effet, que des pans entiers de la recherche historique dépendent d’une demande sociale, elle-même liée à des enjeux mémoriels, qui impose aux historiens de trouver une certaine distance et qui leur confère une certaine responsabilité. Aussi n’est-il pas étonnant que la plupart des contributeurs aient ressenti la nécessité de mentionner les mutations du paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche jugées inséparables de la production historique elle-même. Enfin, la question des sources reste au cœur du métier. Les réflexions sur leur production marquent l’essor d’une « archéologie de l’archive » (p. 165) qui découle autant des études sur la literacy que de la diversification des sources utilisées – de l’image aux archives orales –, de l’usage des technologies numériques ou du regard d’autres disciplines.

L’autre trait marquant est sans doute l’ouverture de la discipline historique. Ouverture interdisciplinaire, tout d’abord, où l’anthropologie est à l’honneur. Claude Gauvard et Régine Le Jan notent ainsi son rôle dans le développement de l’histoire médiévale quand Olivier Lévy-Dumoulin souligne l’importance des travaux de Clifford Geertz dans la définition de l’histoire culturelle. Un tel mouvement témoigne du fait que l’histoire assume sa dimension compréhensive. D’autres disciplines jouent également un tel rôle qu’il s’agisse de l’économie ou de la sociologie, comme le rappelle Matthieu Arnoux pour l’histoire économique, ou des études littéraires ou de la science politique. La recherche historique française est ainsi présentée comme étant largement interdisciplinaire.

À cette ouverture aux autres disciplines s’ajoute l’intérêt porté aux autres traditions historiographiques et à la recherche internationale. La présence d’établissements français à l’étranger, les échanges internationaux, les travaux de collègues français sur des pays étrangers ou sur des sujets dépassant le cadre national sont autant de facteurs qui renforcent le caractère international de la recherche historique française. Ce dernier n’est cependant pas exempt d’ambiguïtés. Si Georges-Henri Soutou constate une meilleure intégration des historiens « internationalistes » (p. 282), Olivier Pétré-Grenouillau montre que l’intérêt porté en France à l’histoire des mondialisations s’est nourri certes d’une curiosité à l’égard des productions anglophones mais aussi d’un oubli des travaux français issus de la tradition braudélienne. Aussi faudrait-il une étude plus complète pour bien mesurer la portée de cette internationalisation de la recherche.

Les historiens français à l’œuvre n’offre pas tant une photographie de la recherche historique qu’une vue en mouvement d’une historiographie marquée par un éclectisme relevé par Philippe Poirrier (p. 90). Stéphane Audouin-Rouzeau affirme que « l’heure est bien au décloisonnement » (p. 139) faisant ainsi écho à la plupart des auteurs qui observent le bousculement des frontières intra- et interdisciplinaires. Étonnante image de la « maison commune » dont les cloisons volent en éclats et dont les murs s’effritent ! Les fondations constituées par les traditionnelles périodes ne tiennent plus : les archéologues montrent tout ce que l’espace rural du premier Moyen Âge doit à la protohistoire (p. 122). Les médiévistes continuent de s’interroger sur les contours d’un long Moyen Âge qui irait s’échouer sur les rives du XVIIe siècle (p. 33). Modernistes et contemporanéistes se disputent quant à eux la fin de l’Ancien régime ou les débuts du XIXe siècle. Du reste, nombreux sont les contributeurs de l’ouvrage à se plaindre de la contrainte des quatre périodes qui leur sert pourtant de trame.

La charpente n’est pas en meilleur état. La structuration subdisciplinaire, telle qu’elle apparaissait en 1995, sort ici transformée. En 1995, Christophe Charle constatait déjà que l’histoire sociale était « partout et nulle part ». En 2010, elle disparaît en tant que telle, absorbée qu’elle est par l’histoire politique, par l’histoire culturelle – ou plutôt « socio-culturelle » – voire par l’histoire du genre. Les auteurs de l’ouvrage ont-ils voulu acter la disparition de la fameuse « histoire économique et sociale » ? On peut d’autant plus le penser que l’histoire économique est désormais désignée par l’intitulé contestable « Production, consommation, échange », marque, selon Matthieu Arnoux lui-même, de la fragmentation et de la dissémination du champ. Reste que ce processus d’étiquetage ne concerne pas seulement l’histoire économique et sociale. L’histoire religieuse renvoie désormais au religieux et au sacré. En revanche, l’histoire politique et celle des relations internationales continuent de s’afficher comme telles. Quant au genre, il devient une poutre maîtresse.

Ces changements de dénomination ne sont pas forcément l’effet d’un habile camouflage ou d’une cruelle révélation des nouveaux rapports de force au sein de la discipline. Ils trahissent une évolution réelle dont témoigne parfaitement la contribution sur « le politique » de Jean-Philippe Genet. Faire l’histoire de « l’État, du pouvoir, des forces », c’est aussi bien faire l’histoire des élites, que celles des finances publiques, l’histoire des lectures de l’Éthique d’Aristote par les théologiens du XIIIe siècle que celle des pratiques administratives. L’histoire du politique renvoie désormais aux anciennes catégories d’histoire sociale, économique, religieuse ou administrative. Mais on pourrait en dire autant de l’histoire économique qui a une dimension sociale, politique, technique et culturelle. Les historiens français à l’œuvre nous montre que l’historiographie française assume bel et bien l’idéal d’histoire totale.

Sans doute faut-il y voir un incontestable progrès dont il aurait fallu toutefois tirer toutes les conséquences. L’ouvrage montre bien, en effet, que la recherche historique française, vivante et bien vivante, n’habite plus vraiment la vieille maison. Elle est sortie dans le jardin. Pourquoi conserver alors la métaphore domestique ? Pourquoi se contenter des périodisations que l’on critique, des catégories d’hier considérées comme des carcans (p. 278) ? Quel nouveau plan adopter pour topographier une discipline à la plasticité croissante ? Quelle structuration nouvelle lui offrir ? Ces questions fondamentales, l’ouvrage les pose implicitement mais ne les traite pas. Elles sont pourtant essentielles à l’identité de la discipline, à l’interne – pour les recrutements, par exemple – comme à l’externe – pour répondre pertinemment à la fameuse demande sociale. Elles renvoient, par exemple, à la « formation homogène » des historiens dont on peut douter qu’elle corresponde encore à l’état réel de notre discipline. L’enseignement est d’ailleurs peu présent dans ce bilan alors que la plupart des historiens appartiennent à des établissements d’enseignement. Certes, il s’agissait là de faire l’état de la recherche historique mais cette dernière peut-elle réellement être conçue indépendamment de ses finalités majeures ?

Assurément Les historiens français à l’œuvre est un ouvrage à lire pour qui veut avoir un état des lieux informé de la recherche historique française, de ses renouvellements mais aussi de ses doutes. Il en retiendra l’image d’un savoir en mouvement. Il se demandera alors si les piliers de la « maison commune » qui subsistent – l’agrégation, par exemple – constituent les futurs vestiges d’une discipline de moins en moins capable de se penser comme telle. Gageons qu’un prochain Congrès international des sciences historiques sera l’occasion de lui fournir des réponses.

Gabriel Galvez-Behar