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Bâtir l’université concrète

Commencer par le commencement

mardi 17 mars 2009, par GGB

Les moments de crise ont le singulier caractère de rendre les discussions à la fois nécessaires et difficiles. Nécessaires, parce que chacun est vite sommé de prendre clairement position ; difficiles, parce que chacun est sommé de choisir un camp. Le temps n’est pas à la nuance, ni même à la bonne foi. Tout se résume à une question : êtes-vous "pour" ou "contre" les réformes du gouvernement. Le pouvoir a réussi, par un mélange singulier de mépris et de maladresse, à créer contre lui une coalition rarement vue dans le milieu universitaire, au point de rendre inaudibles et suspects tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce face à face.

Car il faut en convenir : le pouvoir actuel reflète un réel mépris à l’égard du monde de l’université et de la recherche, mépris que trahit toute une série de contradictions. Le gouvernement prône l’autonomie des établissements, mais son administration n’a jamais été aussi dirigiste : on impose aux universités les formes de leur coopération et l’État "employeur" entend imposer sa logique. On prétend renforcer la reconnaissance du doctorat, mais on jette le soupçon sur l’ensemble des universitaires en feignant de croire qu’ils ne sont pas évalués. On déclare vouloir améliorer l’attractivité du métier, mais on limite les mesures salariales aux nouveaux entrants et aux professeurs. Ajoutons à tout cela le discours désormais fameux du 22 janvier et l’on comprendra que l’on soit au bord de la rupture — je crois même que nous sommes déjà au-delà.

Le résultat de cet habile cheminement politique est d’avoir contribué à créer un bloc hostile aux réformes et à la mère de toutes les réformes — c’est du moins ce que l’on pense — la LRU. Le désastre de cette politique est d’avoir étouffé l’esprit de nuance et de lucidité nécessaire à une refonte véritable de notre enseignement supérieur. Exaspérés, désespérés, écœurés, enseignants, chercheurs et étudiants tendent à s’enfermer dans la seule voie qu’on leur offre : celle du refus. En étant moins doctrinaire, on aurait pourtant dû les engager sur celle de la proposition.

 Faire notre examen de conscience pour ne pas laisser d’autres le faire

L’un des effets pervers de ce mouvement est de voir les débats se concentrer sur l’université que nous ne voulons pas. Rares sont les voix incitant à une réflexion sur l’université que nous voulons concrètement. Il me semble que répondre à cette question est beaucoup plus important que l’application aveugle de la stratégie de Lisbonne ou que la lutte — parfois tout aussi aveugle — contre la LRU.

Des motifs de révolte, des motifs concrets, au ras-du-sol, l’université n’en manque pas. Il y a plus d’un an, l’un de nos collègues démissionnait de son poste de maître de conférences en sociologie. Rappelons les motifs qu’il invoquait à l’appui d’une décision assez rare : "le recrutement [ou] le règne du piston", "l’arrivée à la fac [ou l’]entrée en désert relationnel", "Enseigner à l’université [ou] apprendre à mépriser les étudiant-e-s", "L’autogestion au service du MOI". Quand ce texte avait circulé dans le milieu, je me souviens qu’il avait suscité autant de réserves que de marques d’approbation discrètes. Bref, l’université n’a pas attendu la LRU pour aller mal.

Plus urgent que le combat contre la LRU est l’examen de conscience auquel devrait procéder notre "communauté". C’est bien parce qu’elle n’a pas mené à bien cette tâche que d’autres, bien moins intentionnés, l’ont fait pour elle. On en voit le résultat. Il faudrait pourtant s’interroger sur la difficulté qu’il y a à travailler de manière décente — à combien de temps estime-t-on la chasse au papier pour la photocopieuse ? — mais aussi sur l’impossibilité qu’il peut y avoir à créer de véritables équipes pédagogiques. Nous savons bien qu’en certains endroits la coordination pédagogique est une grossièreté qu’il convient de ne pas prononcer pour ne pas offenser notre sacro-sainte "liberté pédagogique". Nous savons bien que les tâches de coordination donnent lieu à des décharges étiques et symboliques. Nous savons bien que pour lutter contre ces conditions inacceptables notre "communauté" a eu tendance à adopter des compromis par le bas jusqu’à ce que ce qui devait arriver n’arrive.

Si la "communauté" se réveille aussi tard, c’est sans doute parce que l’on touche à la seule chose qui permettait de subir en silence les humiliations depuis plusieurs années. Si les collègues d’un bon nombre d’universités acceptent de travailler sans bureau, sans ordinateur, sans secrétariat, sans encadrement — et sans salaire mirobolant ! —, c’est bien parce que leur statut leur donne une chose essentielle : du temps et l’illusion d’une certaine liberté. N’aurait-on pas pu se réveiller plus tôt et être réalistes en demandant l’impossible ? [1]

 Quelle université concrète voulons-nous ?

Pourquoi ne pas profiter de ce tumulte pour voir ce que devrait être cette université idéale que nous aurions dû rendre effective ? Pour lancer le débat, voici quelques propositions. L’université que j’appelle de mes vœux est une université qui se soucie de ce qui se passe avant le baccalauréat. Elle ne s’occupe pas seulement de formation des maîtres : elle instaure une collaboration réelle avec les collègues du secondaire afin que les lycéens ne soient pas seulement préparés au bac, mais aussi à l’entrée dans l’enseignement supérieur. L’université de mes rêves ne fait pas de sélection à l’entrée — le baccalauréat continue de donner accès au supérieur — mais elle procède à une orientation au vu des résultats du secondaire. Est-il normal d’accueillir dans une filière de lettres des étudiants ayant du mal en français ?

L’essentiel se joue en licence. L’étudiant de L1 d’aujourd’hui est l’étudiant de master de demain. La licence idéale doit en finir avec le mythe de l’étudiant moyen et accepte d’avoir affaire à un public hétérogène. Cessons de dispenser le même enseignement à tout le monde, ce qui finit par enfoncer les plus faibles et décourager les meilleurs. Les premiers ont droit à un encadrement renforcé grâce à de petits groupes d’une dizaine d’étudiants — et même moins — et à des entretiens individuels réguliers comptabilisés dans le service des enseignants. Quant aux seconds, il ne faut hésiter à les encourager à être meilleurs encore. Un système de passerelle doit permettre, au cours de la licence, à ceux qui auront comblé leur retard de rejoindre les autres.

Un enseignement efficace suppose une véritable coordination pédagogique. Celle-ci ne doit pas reposer sur la bonne volonté des enseignants, mais elle doit être la norme de fonctionnement. Faut-il rappeler que le décret de 1984 fait déjà référence à l’existence d’équipes pédagogiques ? Même si chaque enseignant doit avoir une liberté d’enseignement, un cadrage réel est nécessaire. On ne peut accepter, par exemple, l’absence d’harmonisation des sujets ou des notes d’examen. Le contenu des programmes doit être l’objet de débats réels — ce qui est intellectuellement intéressant — afin d’assurer une véritable progression sur la licence. Enfin, il faut avoir le courage de remettre en cause la distinction CM/TD : à l’heure d’internet, le cours magistral dans des amphis de 500 étudiants a-t-il encore un sens ?

Assumant sa mission de démocratisation de l’enseignement supérieur, l’université doit donc accepter le bachelier, l’orienter et tout faire pour le mener au L3. Elle doit également s’engager à ne pas entretenir chez lui une illusion fallacieuse. On sait bien que la poursuite d’études est, dans certaines filières, une fuite en avant. Aussi l’admission de plein droit en M1 ne me paraît-elle pas souhaitable. La sélection à l’entrée du M1 doit être envisagée pour que les étudiants sachent, dès leur entrée à l’université, qu’ils ont une échéance lourde à trois ans. À eux de s’y préparer en comptant sur le soutien de leurs enseignants. Pour que la licence soit un temps bien rempli, il est nécessaire qu’elle n’apparaisse pas comme quelque chose de transitoire. Il est nécessaire qu’en entrant à l’université, l’étudiant prépare sa sortie.

Tout cet effort de coordination pourra paraître chronophage aux collègues. Sans doute peut-il l’être dans un premier temps. Tout changement dans une organisation demande un certain investissement. Mais très rapidement on s’apercevra que les enseignants ont tout à gagner à une mutualisation de leurs pratiques, à commencer par le temps dont ils ont besoin pour leurs recherches. Bref, il faut changer notre point de vue sur le métier, admettre que celui-ci ne se résume pas à un face-à-face entre le maître et ses disciples. Il faut assumer le caractère collectif de notre métier et partager les responsabilités.

Bien entendu, tout cela nous éloigne de la LRU et du décret statutaire. Pourtant les vraies questions auxquelles nous devons répondre sont bien celles-là : quelle université concrète voulons-nous ? Que sommes-nous prêts à exiger de nous-mêmes et des autres pour que notre pays assume une grande mission qui redonnerait un peu de sens à notre métier : celle d’un enseignement supérieur qui ménerait de front démocratisation et excellence ?

(à suivre)

Sur le décret

Sur la mastérisation

Le mépris du pouvoir


[1Il y aurait d’ailleurs des analyses à faire sur les effets de génération dans la profession.