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L’enseignement supérieur fait-il l’objet d’un "carpet bombing" ?

Un point de vue strictement personnel sur les réformes dans l’enseignement supérieur

mardi 11 novembre 2008, par GGB

Un ami, à qui je racontais le quotidien d’un enseignant-chercheur en ces temps de révolution permanente, me fit remarquer que notre système était probablement la cible d’une tactique de "carpet bombing". Je suis naïf par volonté : j’évite de prêter des intentions malfaisantes à tout le monde et je m’interdis toute théorie du complot. Pourtant, le diagnostic plutôt informé de mon interlocuteur – qui s’y connaît en réformes – m’a mis la puce à l’oreille.

La tactique du "carpet bombing" – ou du tapis de bombes si l’on préfère – consiste en un bombardement d’un territoire jugé stratégique par un nombre incalculable de bombes – et notamment des bombes incendiaires. Le but d’une telle tactique est la destruction complète de la cible et la démoralisation de l’ennemi. Les usages métaphoriques du vocabulaire militaire ne sont pas ma tasse de thé. L’emploi du terme "otage" pour décrire les usagers en butte à des grèves du service public me met toujours mal à l’aise. Sans doute une déformation professionnelle. Pourtant, je dois l’avouer, cette comparaison entre le flot de réformes de l’enseignement supérieur et un bombardement à visée démoralisatrice me paraît plutôt juste.

Depuis plus de deux ans, le système d’enseignement supérieur et de recherche français connaît des mutations à marche forcée. Les choses ont, en effet, commencé avant la rupture promise pour mai 2007. Dès le printemps 2006, une semaine après la fin des manifestations contre le CPE qui paralysèrent certaines universités, une loi de programmation de la recherche est votée. Elle devait inciter les universités à se regrouper en vue de créer des PRES [1] ou d’autres conglomérats. L’idée est assez simple : la course à la "taille critique" doit faire émerger de mutualisations (forcément bénéfiques grâce aux "économies d’échelle") tout en permettant à notre pays de gagner quelques rangs dans l’impitoyable classement de Shangaï. Alors même que l’on s’était évertué il y a quelques années à créer un maillage dense d’universités (selon une logique contestable d’ailleurs), il fallait désormais virer de bord. Les universités se lancèrent donc dans de vastes tractations pour se rapprocher, avec tout ce qu’une telle démarche comporte de compromis souvent difficiles.

L’élection présidentielle de mai 2007 vient accélérer les choses. Préparée en quelques semaines, une loi réformant l’Université est votée en août 2007. Chaque établissement se voit alors obligé de l’appliquer en réformant ses statuts et en élisant de nouvelles instances. Vient en décembre l’annonce d’un plan Campus réservant à une dizaine de lauréats le produit de la vente d’une partie de la participation de l’État dans le capital d’EDF. Les universités, implicitement sommées de faire partie de ces dix pôles qui demain feront la grandeur de la recherche française, se lancent dans la course. Au printemps, elles s’entendent dire par le président de la République que les enseignants seront désormais recrutés au niveau master. Il semble qu’il ait fallu plusieurs semaines aux ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur pour traduire en un cahier des charges précis cette fulgurance présidentielle. En tous cas, les universités se voyaient ajouter une nouvelle tâche sur leur cahier de vacances. Sans parler des comités de sélection à définir ou des comités techniques paritaires. Enfin, il y a quelques semaines, une nouvelle réforme du statut des universitaires a été mise sur la table. Bref, en l’espace de deux ans et demi, près d’une demi-douzaine de grands projet ont été mis en chantier.

L’effet de ce flot de réformes sur les personnels de l’enseignement supérieur est dévastateur. Outre l’épuisement, encore plus accentué chez ceux qui ont dû préparer cette année ce que l’on appelle le contrat quadriennal [2], la démoralisation gagne tout le monde. Avant même d’avoir pu saisir les tenants et aboutissants d’une réforme, une autre est lancée. Leur mise en œuvre se fait dans une précipitation qui vire à l’impréparation. Certains collègues s’entendent dire : "l’important n’est pas de bien faire, mais de faire".

L’intérêt d’une telle tactique est que les réformes finissent bel et bien par s’imposer. En empêchant toute réaction possible – je ne parle pas de contestation – et en enfermant les acteurs dans des logiques proches du dilemme du prisonnier – si je ne mets pas en œuvre la réforme, mon voisin le fera –, les penseurs de ce grand chamboulement parviendront sans encombre à leurs fins. J’espère qu’ils savent ce qu’ils mais, à dire vrai, j’en doute. La question qui se pose maintenant est de savoir quels seront les effets de cette manière de faire.

(à suivre ...)


[1pôle de recherche et d’enseignement supérieur. Quelques années plus tôt d’ailleurs, les unités de recherche dans les universités avaient déjà été cordialement invitées à fusionner

[2le contrat quadriennal est un texte engageant l’État et les universités à remplir certains objectifs et à attribuer un certain nombre de moyens